L’auteur des Quatre petits bouts de pain évoque à la radio l’écoute à jamais particulière qu’elle garde, à 86 ans, du Concerto pour violon de Brahms : elle nous confie l’audition qui en fut « offerte » au camp d’Auschwitz.
Sa réponse vaut d’être entendue – c’est-à-dire physiquement reçue - même si on retrouve ce même épisode, de manière plus construite, dans son livre. J’ai choisi de la retranscrire ici telle qu’elle a été prononcée, au plus près du rythme, tentant une « sténographie » de cette voix chaude et pleine, émue et sans rancœur.
C’est que le timbre énergique et sidéré, le souffle, les blancs, nous collent au plus près de ce qui est ici remémoré, au moment effarant où la voix hèle l’image et en chavire encore.
On entend passer ici ce que Dante dit de l’enfer : « La pensée seule en renouvelle la peur »…
« C’était au mois d’août vous savez en Pologne il fait chaud, très très chaud. Très très chaud. Et il y avait des arrivées à flots et dans les baraquements dans les camps tout se passait… aux… aux humeurs. Tout à l’intérieur des camps il fallait que nous mourions. Les kapos devaient inventer comment nous faire mourir le plus vite possible. Donc ils ont mis en route leur imagination à la destruction de l’être humain. Donc ils ont inventé comment mieux tuer et plus vite tuer nous tuer. Il y a un SS qui a inventé ce jour-là…
Il nous a fait sortir de notre baraquement et il a rassemblé les revenants de retour à Birkenau tous ceux qui avaient un instrument de musique
de violon particulièrement
Ils nous ont fait sortir des baraquements, nous avons installé une estrade, on a déguisé les musiciens avec des fracs leurs vêtements pour les concerts avec un haillon en dessous
On nous avait dit que
vous allez avoir
écouter un concert. De la musique. Vous imaginez la joie.
Ecouter la musique, mais c’est extraordinaire ! Tout le monde était content et cette estrade a été fabriquée en deux coups de cuillère à pot tout était bien mis pour que… Ah…
Ah… l’idée de pouvoir écouter la musique mais c’est extraordinaire c’est merveilleux
Les musiciens arrivent montent sur l’estrade il faisait une chaleur
vous ne pouvez pas imaginer
et moi j’ai couru juste juste tout près de l’estrade pour bien les entendre.
Parce quand. Jeune je jouais du violon.
Le concert commence je ne vais pas vous dire c’est magnifique oh ces sons qui sortaient vous ne pouvez imaginer que chaque son
le corps le recevait
le cœur le recevait
c’est comme une bouffée une bouffée de vitalité de vie qui entrait en chacun de nous
Mais subitement on se rendait compte
que
on se sentait tétanisés parce que le soleil. Nous n’avions rien sur la tête et que nous n’avions pas de cheveux. Et que subitement quand je n’entendais plus la musique et que j’ai ouvert les yeux et je voyais qu’autour de cette estrade il y avait beaucoup de personnes qui n’étaient plus assises qui étaient déjà tombées
je me suis dit alors
intérieurement
c’est pas vrai
c’est qu’ils ont inventé ce concert…
c’est dantesque c’est vraiment
… inventé ce concert pour nous faire disparaître davantage
parce que les nouveaux arrivants devaient rentrer donc nous nous devions disparaître
pas dans la chambre à gaz mais par la musique !
Quoi ?
Ils ont utilisé la musique qui est qui est une merveille qui est qui est
oh je ne peux même pas trouver le mot
sans la musique et sans la lecture je crois que je ne serais pas là c’est vous ne pouvez pas imaginer comme c’est aidant pour vivre pour moi
et pour nous tous je pense
et
cette musique a servi
pour faire disparaître de la terre des milliers d’êtres humains on était mille dans un baraquement nous sommes restés quelques-uns qui sommes retournés dans les baraquements
et tous les autres
sont disparus
c’est comme une bourrasque je voyais comme des feuilles mortes à l’infini. »
L’émission : à retrouver sur le site de France Culture, Les Racines du Ciel, de Frédéric Lenoir – qu’il soit vivement remercié pour avoir su parler et avoir su se taire.
Le livre : Quatre petits bouts de pain est publié chez Albin Michel.