La voici ici entraînée, un peu endimanchée, à la veillée funèbre d’un voisin quand cette phrase surgit au début d’un paragraphe :
« Alors que nous marchons sur la route, il y a dans l’air le goût d’une chose plus sombre, d’une chose qui pourrait arriver et s’abattre et changer la situation. »
Admirable saisie de l’état d’angoisse.
Le « je » qui ouvrait la marche a disparu, d’abord avalé dans un « nous » sans identité formelle. L’angoisse, c’est ce « il y a » impersonnel qui pose là son couvercle douloureux : une « chose » répétée deux fois se laisse deviner, imprécise dans sa nature et dévastatrice par ses effets. Elle peut « s’abattre » et bouleverser « la situation », notre existence. Elle peut aussi ne pas s’abattre et nous suivre comme une nuée de catastrophe. Sa puissance est dans cette alternative même.
L’angoisse, c’est le malheur rendu sensible : « la chose » ne s’est pas encore produite qu’elle est déjà là, précédant toute pensée, palpable et invasive. On sent « le goût », on perçoit un obscurcissement. Pourtant qui d’autre « sur la route » aura ainsi dégluti le désastre, quel marcheur aura frissonné soudain dans la pénombre ? Personne. L’angoissé est un solitaire livré à l’avancée tragique de la vie.
C’est un état que j’ai connu très jeune : l’âge m’ayant appris à le tenir en respect, je ne manque pas de contrefeux – mais il reste là, dans l’air que je respire, ce « goût d’une chose plus sombre », ce poignant nuage qui ne me donne jamais tout à fait au soleil.
Claire Keegan, Les trois lumières, Sabine Wespieser éditeur et collection 10/18, traduit de l’anglais (Irlande) par Jacqueline Odin, 2011
Sans doute est-il discutable de ne pas partir de la phrase originale de l’irlandaise contemporaine Claire Keegan. Cependant c’est bien en traduction, dans ma langue maternelle, que j’ai reçu un choc, celui qui nous pousse à dire : « C’est tout à fait ça ! »
Bref et magistral roman. La petite narratrice est expédiée aux bons soins d’un couple au fond de la campagne ; les « accueillants » tentent en secret d’apaiser la perte dramatique de leur propre petit garçon. Livrée à son observation silencieuse, leur pensionnaire reconnaîtra la terrible silhouette disparue dans les contours qu’on l’amène à prendre. Tout est dit des clairvoyances successives de l’enfance.
« Alors que nous marchons sur la route… »