Il y a le père, le fils. Le père, le fils et la douleur.
Le mal terrible, le père l’appelle « l’ouvrier » : « Tu l’entends ? Aujourd’hui il m’a donné des coups plus forts. » Jusqu’au soir des jambes perdues qui décide le fils à installer le père chez lui, sous sa mezzanine. Les voici au temps des dernières nuits.
Le père, le fils, et l’ouvrier font chambre commune : aucun des trois ne dort. Le père lutte pour contenir ce cri de souffrance auquel il ne veut pas lâcher une syllabe. Le fils lutte contre le noir véritable, cette obscurité qui mange peu à peu son père sous la mezzanine. Et l’ouvrier travaille.
Alors le fils trouve la bonne lumière. L’invisible bonne lumière qu’il nous faut pour maintenir ce que nous sommes au clair à peu près de bout en bout. Celle qu’on voudrait avant de mourir. Ou de voir mourir. Le fils imagine de reprendre avec le père le bridge de leurs anciens tournois.
De rafraîchir l’autrefois des tout petits trophées et des menues glorioles.
Sans sortir un jeu de cartes.
C’est par la voix seule que le fils pose le diagramme, raconte les atouts et les manœuvres : « Alors tu as en main quatre piques composés de… » Mémoire, concentration, le père déploie la longue partie mentale. L’ouvrier ne sait pas jouer.
« La douleur devenait un bruit de fond, un craquement de poutres dans les galeries minérales de son corps pendant que lui était remonté à la surface, à l’air libre, dans l’air étoilé des cartes abstraites. »
Cette phrase confondante m’a éblouie quand je l’ai lue la première fois en août 2002. J’avais encore mon père, j’avais encore ma mère. Je l’ai relue en orpheline.
Comme j’aurais aimé trouver un truc aussi fort pour les emmener, eux aussi, quelques minutes au large du chantier.
J’ai juste pu quelques doux clignements aux soleils des derniers horizons.
Je crois.